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Alors que plusieurs ne jurent que par la «révolution managériale», les auteurs Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique s’inscrivent en faux contre ce système issu de l’industrie financière, selon eux inhumain. Plaidoyer énergique pour en finir avec les idées reçues.

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, le sociologue français Vincent de Gaulejac s’intéresse depuis des années aux questions du coût de l’excellence, de la société malade de sa gestion et des causes du mal-être au travail. À la base cette affliction, il montre du doigt le phénomène de la financiarisation.

En entrevue avec Conseiller à propos de son dernier ouvrage, Le capitalisme paradoxant, il ne mâche pas ses mots à l’égard de ce système.

Conseiller : Pouvez-vous définir ce phénomène de financiarisation?

Vincent de Gaujelac : La finance a imposé sa loi, ses codes, ses normes, son langage à l’ensemble du système économique et social.

Résultat : l’économie réelle est dissociée du capitalisme financier et le travail a perdu son sens. Lorsque les résultats financiers sont la finalité principale de toute activité, les travailleurs sont transformés en «ressources humaines» et la société est sommée de s’adapter aux exigences de l’économie financière.

La «révolution managériale», née dans les années 1980, a aussi mis de l’avant de nouvelles pratiques comme la gestion des ressources humaines et la culture du résultat. Celles-ci sont clairement destinées à soutenir la productivité et la flexibilité que nécessitent des exigences économiques sans cesse croissantes.

Ces deux éléments combinés forment un cocktail explosif. Il faut mettre fin à la course folle au productivisme.

Le capitalisme paradoxant 118825-crg.inddC : Quel est le paradoxe auquel vous faites référence dans le titre de votre ouvrage?

VdG : Les changements auxquels nous assistons depuis quelques décennies ont conduit à une exacerbation des contradictions. Cela a fini par créer une société paradoxante, dans le sens où des choses paradoxales doivent coexister entre elles. Les entreprises n’y échappent pas. Désormais, les travailleurs sont piégés dans ce que les psychologues appellent des «injonctions paradoxales», dont ils sont assaillis de toutes parts : on leur demande de composer avec des contradictions comme «Il faut faire plus avec moins», ou encore que l’avènement des nouvelles technologies nous a aussi rendu «libres» de travailler 24 heures sur 24! Cela crée donc une tension très forte sur les individus.

C : Quels sont les effets de ce système?

VdG : Tout d’abord, cette course folle au profit, à la productivité et à l’excellence détruit la planète. De plus, l’individu vit dans un sentiment de crise permanent, dans un monde chaotique qui crée chez lui une forte insécurité. Enfin, cela entraîne l’émergence de risques psychosociaux : épuisement professionnel, stress, dépression, etc. En France, par exemple, on sait que plus de 60% des cadres disent être affectés par le stress. Ce système rend fou, littéralement!

Pour pallier ces difficultés, en entreprise, on tâche de faire de la prévention en utilisant des techniques comportementalistes qui agissent sur les symptômes, mais pas sur les causes. On dit par exemple aux employés qu’il faut rendre le stress positif alors qu’il est au contraire toxique. Autrement dit, on leur demande de s’adapter à des situations anormales. On leur fait croire qu’il s’agit d’un problème personnel, d’ordre psychologique, alors que c’est un problème de société.

C : Dans votre ouvrage, vous parlez de la «lutte des places», un clin d’œil au concept de lutte des classes. De quoi s’agit-il exactement?

VdG : Dans cette culture de la haute performance, chaque individu est renvoyé à lui-même pour se tailler une place dans la société et sur le marché du travail. Cette lutte peut prendre trois visages. Tout d’abord, on retrouve ceux qui combattent pour avoir les meilleures places dans la course à l’excellence.

Il y a aussi les employés «normaux», qui se sont taillés une place, mais qui luttent pour la garder. Enfin, on retrouve les individus exclus du système, ceux qui n’y ont pas leur place et qui vivent en marge de la société. Certains d’entre eux tentent de créer de nouveaux types de rapports sociaux, une autre façon de vivre. Ils sont à l’origine de mouvements tels Occupy Wall Street ou les Indignés.

Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique.
Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique.

C : Comment sortir de ce système? Peut-on y échapper?

VdG : La plupart des gens ont recours à une stratégie d’adaptation tout en tentant de se protéger le plus possible. Ils rentrent dans le moule et cachent leur vulnérabilité, ils font preuve de déni et de résignation. Or, cette adaptation, réussie parce qu’elle diminue la souffrance, contribue aussi à entretenir le système en anesthésiant toute forme de résistance.

D’autres refoulent leurs frustrations, ou encore sont hyperactifs, car travailler sans relâche les aide à lutter contre les anxiétés dépressives. Ils s’investissent massivement dans le travail pour remplir l’espace et ne laisser aucune place au doute.

Comment faire place à la résistance créatrice? L’humour, l’ironie, la lucidité permettent de se libérer des effets nocifs, ce sont des mécanismes de dégagement. Ils ouvrent la porte à la créativité et au pouvoir d’agir.

Mais pour véritablement apporter une solution, il faut réfléchir en termes collectifs, comprendre qu’il s’agit d’un phénomène global et non pas de cas individuels.

C’est pour cela qu’il est important d’en parler, afin que les gens puissent sortir de leur état de stress intérieur. Cela les aidera à se libérer du sentiment de honte et de culpabilité générés par le fait qu’ils ne se sentent pas adaptés au système qu’on leur impose. Parler permet également de réaliser que l’on n’est pas le seul à vivre ces difficultés. Pour en sortir, on doit, collectivement, prendre conscience de ce phénomène, remonter aux sources du paradoxe et en analyser les causes.

Le capitalisme paradoxant. Un système qui rend fou, Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique, Seuil, 2015, 288 pages, 32,95$.

Extraits

« Loin d’être neutre, l’instrument comptable contribue à façonner les pratiques économiques et les rapports sociaux. »

« C’est le conformisme qui est le comportement attendu implicitement, alors que le discours explicite évoque la prise de risque, la nécessité des initiatives, de la créativité. »

« Mais si chacun est exceptionnel, l’exception devient ordinaire, se surpasser devient normal… »

« Un constat amer s’énonce parfois ainsi : les uns meurent de ne pas avoir trouvé de travail, les autres d’avoir trop de travail. »