Depuis que les autorités de réglementation demandent une plus grande transparence et que les plateformes de courtage en ligne mettent de la pression sur les frais des conseillers, l’industrie s’évertue à gagner les clients les mieux nantis, dont les besoins plus complexes justifient les honoraires payés.

Les raisons de cet intérêt envers les clients à valeur nette élevée sont multiples. Seuls 10 % des ménages canadiens possèdent des actifs disponibles à l’investissement de plus de 500 000 $, selon le Household Balance Sheet Report 2019 d’Investor Economics. Mais ce petit groupe détient près de 87 % des 4,4 billions de dollars en avoirs financiers du pays.

La concurrence des robots-conseillers pousse aussi les représentants vers les clients mieux nantis, indique Paul Morford, PDG de la plateforme de courtage en ligne Agora. Les multi-family offices et les courtiers ont abaissé les seuils déterminant qui entre dans la catégorie des clients à valeur nette élevée puisqu’il est plus facile de tous les servir grâce à la technologie. Il s’attend à ce que ce mouvement continue, créant une affluence vers les échelons les plus hauts des clients du marché de masse tandis que les robots-conseillers grignotent la part des plus petits comptes dans ce segment, juge-t-il.

Résultat : « beaucoup d’appelés pour peu d’élus ». Il reste cependant du chemin à parcourir avant de trouver l’équilibre entre les conseils humains et automatisés. Très peu d’investisseurs sont en mesure de se débrouiller seuls sur une plateforme de courtage en ligne, estime Kendra Thompson, consultante partenaire à Deloitte. Ce qui laisse la plupart des Canadiens dans le créneau des « trop sollicités et pas assez conseillés ».

« Ils se font parfois donner des conseils plutôt génériques ou répétitifs à des frais élevés, ou ne reçoivent presque pas de conseils et sont laissés seuls dans cette jungle à faible coût », explique-t-elle.

Alors, qu’arrive-t-il aux conseillers qui manquent le bateau aux places très limitées des clients à valeur nette élevée ? Et qu’en est-il des 86 % de ménages canadiens avec moins de 250 000 $ en actifs à investir1 qui ne remplissent pas les critères pour être considérés comme tel?

Les plus petits comptes ont souvent été transférés vers les centres d’appels ou succursales bancaires et sont maintenant poussés vers les plateformes en ligne internes. Les conseillers ne veulent pas nécessairement se débarrasser d’eux, mais font face à la pression des courtiers. Certaines firmes ont des seuils qui pénalisent les professionnels en services financiers prenant les petits comptes.

« Aujourd’hui, ces courtiers commencent à regarder ce marché et se disent « Que puis-je faire pour ces clients? Je ne veux pas vraiment les perdre » », croit M. Morford.

Tandis que les options traditionnelles pour servir les plus petits comptes, comme les fonds communs de placement avec frais d’acquisition reportés, sont appelées à disparaître, de nouveaux modèles de frais et de technologie émergent. Les conseillers qui ont été forcés de transformer radicalement leurs pratiques en raison de la COVID-19 pourraient se retrouver en meilleure posture pour servir les clients plus efficacement.

Les professionnels en services financiers devront être en mesure de prendre davantage de clients moins nantis et de fournir plus de valeur ajoutée à l’ensemble de leur clientèle s’ils veulent maintenir leurs revenus actuels.

Automatiser les tâches à faible valeur ajoutée

Non seulement le confinement a forcé les conseillers à adopter certains moyens de communication, comme la vidéoconférence, mais les fluctuations du marché les ont aussi amenés à effectuer des transactions à distance.

« Ceci favorisera l’acceptation de divers outils technologiques », mentionne Guy Anderson, conseiller en placement principal à Aligned Capital Partners, qui n’a pas de comptes à seuil minimum. La plupart des professionnels de la firme utilisaient déjà la plateforme de souscription du gestionnaire de patrimoine en ligne Nest Wealth.

« Le coût d’acquisition d’un nouveau client est maintenant presque nul », dit-il.

Après une conversation pour déterminer si le courant passe avec le client, M. Anderson lui envoie un lien afin qu’il puisse remplir des formulaires pour la plupart générés automatiquement et le compte peut être ouvert en quelques minutes.

« Je n’ai pas besoin de me déplacer pour aller le rencontrer. Je n’ai pas besoin d’imprimer de formulaires. Je n’ai pas besoin de les lui poster. Même les mises à jour de la connaissance du client peuvent être envoyées par DocuSign », explique-t-il.

« Tout ce qu’on fait actuellement peut être réalisé en quelques minutes plutôt qu’en heures. Cela réduit de beaucoup le temps exigé pour servir quelqu’un et, ainsi, [augmente] la rentabilité de certains clients. »

Les conseillers doivent faire la distinction entre les tâches à faible et à haute valeur ajoutée, précise Jeff Thorsteinson, directeur des opérations d’Agora. Ils peuvent automatiser les tâches répétitives et administratives, comme les signatures de clients ou le rééquilibrage de leurs comptes. Du travail qui est essentiel, mais est perçu comme ayant peu de valeur par le client.

« Nous croyons qu’avec le temps, les conseillers auront besoin de deux fois plus d’actif pour obtenir le même revenu qu’aujourd’hui, avance-t-il. Et la seule façon de gérer cette croissance, c’est de disposer d’une plateforme technologique adaptable pour s’occuper des tâches quotidiennes à haut volume et à faible valeur qu’ils doivent exécuter pour avoir une entreprise florissante. »

Plusieurs firmes investissent dans des produits de gestion de la relation client ou des plateformes en marque blanche2 pour leurs conseillers. Ce type de dépenses permet de regrouper les données, souligne David Gunn, chef d’Edward Jones Canada. Par exemple, un outil de planification de la retraite pourrait communiquer avec un système de planification de l’assurance, ce qui éviterait des heures d’entrée de données.

Le temps que passent les conseillers d’Edward Jones à préparer les révisions annuelles a ainsi été réduit de moitié, indique-t-il.

À l’Investment Planning Counsel, la pandémie a hâté l’adoption d’une plateforme pour conseillers permettant le travail et la relation client à distance, mentionne Sam Febbraro, vice-président exécutif de la firme. Les investisseurs peuvent réviser et confirmer les mises à jour de la connaissance du client électroniquement, les conseillers en placement utilisent Insight360 pour construire et personnaliser plus efficacement les portefeuilles et l’accueil de nouveaux clients est largement automatisé.

« Ce qui nous prenait trois heures dure maintenant quelques minutes », dit-il.

Faire de telles économies d’échelle veut aussi parfois dire communiquer massivement, précise Jean-François Démoré, président d’Innova Wealth Management, une division d’Aligned Capital Partners.

Les conseillers peuvent utiliser le multipostage et concevoir des courriels personnalisés pour des groupes de clients lorsque le contenu est le même. C’est une façon de maintenir une communication constante avec eux tout en remplaçant les multiples appels téléphoniques, croit-il.

Gérer les investissements

Regrouper les clients peut aussi fonctionner du côté de l’administration des placements. M. Démoré utilise les fonds en gestion commune dont il a la charge sur une base discrétionnaire pour s’occuper plus efficacement des portefeuilles des clients.

« Nous avons bâti un produit qui convient à la tolérance au risque de la majorité des clients pour environ 50 à 70 % de leurs actifs à investir. Il s’agit essentiellement d’un fonds équilibré », affirme M. Démoré, qui est devenu gestionnaire discrétionnaire en partie pour faire des économies d’échelle.

Au lieu d’échanger des titres pour chaque client individuellement, ajuster le fonds en gestion commune se répercute automatiquement dans les portefeuilles des investisseurs qui y participent.

« Je ne perds pas de temps sur le casse-tête administratif que représente l’exécution des transactions dans mon bloc d’affaires. Je le passe à faire de la recherche et à prendre la bonne décision qui mène à ces transactions », dit-il.

La plateforme de courtage d’Agora réalise les calculs pour chaque compte suivant un portefeuille modèle, rééquilibrant automatiquement en fonction des points de référence sans l’intervention du conseiller ou du client.

L’éventail de choix de M. Anderson comprend une vingtaine de produits de cinq firmes et il ne consacre que quelques jours par trimestre aux grossistes pour passer en revue leurs offres.

« J’essaie de limiter ce processus pour consacrer le temps aux clients plutôt que de seulement rencontrer des vendeurs », souligne-t-il.

Il est plus facile pour les conseillers de cesser de gérer les investissements avec les fonds équilibrés à faible coût. C’est ce qu’a fait David O’Leary, fondateur de Kind Wealth. Il facture aux clients un montant mensuel pour la planification financière, laissant les investissements à un robot-conseiller ou une plateforme de courtage en ligne.

La planification et le tarif varient en fonction de la complexité du dossier client, explique M. O’Leary. Un épargnant dans le bas de l’échelle pourrait verser une somme de départ de 1 500 $, puis 150 $ par mois. Au fur et à mesure que l’actif croît après la première année, les clients pourraient se retrouver à payer moins qu’ils le feraient avec un modèle à honoraires.

Un contrat est signé avec le client, mais il a peu d’autre paperasse à s’occuper. « Nous ne perdons pas de temps sur la conformité, la réglementation et l’administration de l’investissement », précise-t-il. La plupart des clients choisissent la plateforme Wealthsimple for Advisors, ce qui lui permet de consulter leurs comptes, sans que ceux-ci n’aient à payer de frais.

« Cela signifie que vous pouvez prendre plus de clients », avance-t-il.

Le défi réside peut-être dans le montant de départ que doivent payer les investisseurs plutôt que de verser des commissions intégrées, plus cachées.

« La plupart des gens ne veulent pas débourser 500 ou 1 000 $ pour établir un plan financier en bonne et due forme », croit Laurence Booth, professeur de finance à la Rotman School of Management de l’Université de Toronto. « C’était le gros avantage des frais d’acquisition reportés des fonds communs. »

Cependant, plusieurs intervenants de l’industrie estiment que cet avantage a diminué avec la tendance réglementaire à long terme vers la transparence. Les consommateurs sont plus conscients des frais, en partie aidés par la publicité omniprésente des plateformes de courtage en ligne.

« Comme conseiller, si vous utilisez des modèles moins transparents, c’est votre faiblesse », croit M. O’Leary.

Une partie du problème vient du fait que la réglementation couvre l’échange de valeurs mobilières, mais pas le conseil financier, encourageant la rémunération liée aux investissements. Les clients « se retrouvent à payer pour du conseil tout le temps alors qu’ils n’en ont réellement besoin qu’à l’occasion », ajoute Kendra Thompson, consultante partenaire à Deloitte.

« Il y a beaucoup de pression sur l’industrie parce que le Canadien moyen n’a besoin de planification en profondeur ou de soutien que pour six à huit étapes importantes de la vie. »

« C’est une entreprise très difficile que de donner une meilleure situation aux porteurs de parts et [au conseiller] une certaine qualité de vie sans facturer ces frais. L’investisseur typique s’intéresse plus à ces questions », mentionne M. Booth.

La disparition des FAR permet davantage de séparer la rémunération liée aux investissements de celle se rapportant aux autres services. Une part importante du marché veut s’occuper elle-même de ses placements, avec des fonds négociés en Bourse (FNB) à faible coût, par exemple, croit M. Démoré.

« Ce qui lui manque, c’est un plan financier [et] les autres facettes », dit-il.

Il a commencé à offrir des options hybrides et multiniveaux aux clients qui désirent seulement de la planification financière ou dont l’épargne n’atteint pas le minimum requis pour rémunérer selon l’actif sous gestion. Ceux-ci peuvent donc payer à la carte. Un plan financier coûte 1 500 $ et les mises à jour à la demande du client, 500 $. Il offre aussi de revoir les portefeuilles moyennant un tarif horaire.

Une autre option serait de facturer un prix fixe pour un plan financier, puis de gérer les investissements pour un pourcentage de l’actif plus bas – la moitié du traditionnel 1 %, juge M. O’Leary. Ceci séparerait la planification de la gestion d’investissement.

Il recommande également le modèle à paiements mensuels comme outil pour la relève. Les nouveaux conseillers peuvent facturer un tarif de planification aux clients plus jeunes dont l’actif n’atteint pas le seuil prescrit. Une façon d’établir une relation avec des entrepreneurs ou des individus moins âgés dont le revenu est bon, mais qui détiennent peu d’économies, à un prix auquel le conseiller a les moyens de les servir. Le client peut passer au modèle selon l’actif sous gestion une fois que son épargne a augmenté.

« Vous avez alors la prochaine génération de conseillers qui sert la prochaine génération de clients dans un modèle qui leur est profitable dès le départ », résume M. O’Leary.

Aucun client laissé de côté

Plusieurs professionnels en services financiers parlent du devoir de fournir des conseils précis et personnalisés aux moins nantis. Cela semble devenir plus facile.

Edward Jones encourage les conseillers à considérer les prospects comme des clients pour la vie, indique M. Gunn.

« Les petits comptes avec lesquels j’ai commencé ont crû rapidement, de 10 000 $ à 200 000 ou 300 000 $ », ajoute celui qui a travaillé comme conseiller en Alberta dans les années 2000.

Aujourd’hui, la firme paie un salaire aux nouveaux conseillers pendant leurs quatre premières années, lequel diminue graduellement en fonction de l’actif sous gestion. Cela leur permet de se concentrer sur l’ouverture de comptes et le renforcement des relations avec les clients plutôt que sur la chasse aux plus nantis, souligne M. Gunn.

Alors que des courtiers ne paient pas les conseillers pour les comptes sous un certain seuil d’actif3 – les décourageant de les servir sans égard à l’efficacité avec laquelle ils peuvent le faire – les indépendants ont généralement plus de marge de manœuvre.

« Je peux accueillir un nouveau client qui a peu d’actif et quand même faire de l’argent en contrepartie de mon temps, mais je n’ai pas besoin de gagner beaucoup », note M. Anderson, qui a déjà effectué du travail pro bono par l’entremise de la Financial Planning Association of Canada.

La rémunération basée sur un pourcentage de l’actif sous gestion risque d’exclure la majorité des Canadiens, estime M. O’Leary, qui a aussi offert de son temps bénévolement pour des gens affectés par la baisse économique résultant de la COVID-19.

« J’ai le sentiment que nous échouons comme société si nous courons tous après les 5 % des Canadiens les plus riches et que 95 % des citoyens ne reçoivent pas d’aide », conclut-il.

La fin des frais d’acquisition reportés

L’industrie de l’investissement a défendu les frais d’acquisition reportés (FAR), soutenant qu’ils permettaient aux conseillers de servir les clients moins nantis. Ouvrir des comptes demande (ou, du moins, demandait) un travail de départ considérable pour le professionnel en services financiers. Les FAR assuraient au conseiller une rémunération immédiate pour ce travail.

Toutefois, les nouvelles technologies ont permis d’en éliminer une bonne partie. Lorsqu’elles ont préparé leur projet de règlement interdisant les FAR, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) ont souligné que l’innovation avait créé de nouvelles avenues permettant de servir les petits comptes à coût abordable. Un porte-parole de l’organisation a notamment cité en exemple la croissance des robots-conseillers, des FNB, de l’investissement autonome et des modèles fondés sur un tarif en échange d’un service.

Un document de consultation des ACVM publié en 2017 et évaluant les solutions de rechange aux FAR notait qu’une augmentation de l’automatisation pouvait aussi réduire les dépenses pour les conseillers et leurs clients.

Les fonds assortis de FAR sont en nette régression depuis plus d’une décennie, selon Investor Economics. Leur actif représente 9 % du total investi dans tous les fonds au pays, indiquent des données préliminaires en date de septembre.

Ce texte a été initialement publié dans Advisor’s Edge en juin 2020. Traduction et adaptation par Christine Bouthillier.

1 Source : Investor Economics
2 La marque blanche est un procédé par lequel on propose un service assuré par un tiers sans que ce dernier apparaisse clairement comme en étant le fournisseur. On peut ainsi l’utiliser sous un nom de marque distinct.
3 AdvisorHub, « 2020 Comp: RBC Penalizes Sub-$550K Brokers, Pays Zero on ‘Small’ Accounts », bit.ly/2WorX87


• Ce texte est paru dans l’édition de juin 2020 de Conseiller.
Vous pouvez consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web
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